À lire ou à relire - 2016/06 Jean DELUMEAU "L'avenir de Dieu"
Un livre en forme de testament qui est un résumé de ces longues recherches sur le christianisme des débuts de la Renaissance à aujourd’hui. À 92 ans L’auteur pointe 3 défis majeurs : Le défi du partage du pouvoir et l’abandon d’un système impérial romain (démocratie, collégialité etc…) Le défi de la place de la femme à égalité avec celle de l'homme, dans le gouvernement d'une religion qui se veut universelle et commune aux deux sexes. (Le succès d'une nouvelle évangélisation ne passera que par la complète réhabilitation de la femme dans les églises chrétiennes… et pourquoi pas un jour une femme pape !) La question de la réécriture des vieux textes bibliques dans un langage qui parle pour la civilisation d’aujourd’hui… (Combien de temps continuerons-nous dans la liturgie à nous adresser à Dieu comme à un monarque despotique d’un autre siècle, dont il faut apaiser la colère en sacrifiant son fils ?) INVENTER L'AVENIR Il n'est pas déraisonnable à quatre-vingt-douze ans de tirer les conclusions d'une longue vie de lectures et écriture et de passer du regard en arrière à la prospective. Deux affirmations de la poétesse Mannick peuvent éclairer cette dernière démarche : « Je viens du fond de mon enfance » et « De réponses en questions j'ai beaucoup désappris ». En effet, j'ai beaucoup « désappris» depuis l’enfance et durant mon long parcours de chercheur et écrivain. J'ai compris de plus en plus que l'historien, si objectif qu'il s'efforce d'être, reste marqué par les questionnements, les peurs, les désirs et les frustrations de ses premières années. La lucidité sur son propre passé est nécessaire à celui qui veut tirer des leçons de l'histoire des autres, fussent-ils de lointains ancêtres. L'historien doit donc être à la fois clairvoyant et modeste. Si j'avais été un allemand contemporain de Luther, ne l'aurais-je pas suivi dans sa révolte contre Rome? Si j'avais été un Romain de la fin du XVIe siècle, n'aurais-je pas souhaité la victoire de l'invincible Armada de Philippe II sur la flotte hâtivement réunie par Élisabeth ? Cet éloge du relativisme et de modestie ne doit pas en tout cas empêcher l'historien d’éclairer le présent et de préparer l'avenir en se servant de sa connaissance du passé. Tel sera l'objectif de cette méditation de conclusion. Au moment de l’écrire je suis heureux de me rappeler les huit années durant lesquelles j’ai été catéchiste dans ma paroisse; pendant les quatre dernières, j’enseignais déjà au Collège de France. À la fin de l'une de ces années - un des bons souvenirs de ma vie - une maman, pour me remercier, m'offrit une petite reproduction d'une Vierge à l'enfant peinte au XIVe siècle par un primitif italien resté anonyme et conservée aujourd'hui à Budapest. Je l'ai mis au-dessus de mon lit.
LA PÉRIODE 1492-1789 Pourquoi dans mon travail historique avoir opéré une fixation, valable surtout pour l'Occident, sur cette tranche chronologique? Ce choix est, certes, discutable. Car il semble oublier qu'un long Moyen Âge européen s'est encore continué, même après 1789, dans la plus grande partie de l'Europe, y compris dans les campagnes françaises avant la mise en service des chemins de fer. Mais le découpage que j'ai privilégié n'est pas non plus artificiel. Il est même efficace dans la mesure où il met en relief dans le temps une période d'innovations initiée, par Colomb, Luther et Copernic. La civilisation européenne, renforcée par la mise au point de l'imprimerie, la construction de coupoles vertigineuses et l'essor des routes maritimes, fit alors un bond en avant que confirmèrent ensuite les deux siècles postérieurs à la Renaissance. Ceux-ci, lancés sur une trajectoire de progrès, inventèrent la science moderne, la démocratie, les droits de l'homme et la liberté de conscience. Quand j'ai commencé, en 1948, à travailler sur la Rome du XVIe siècle je n'imaginais absolument pas le parcours qui allait être le mien. Celui-ci résultat, au cours des années, à la fois de mes questionnements historiques et personnels et de sollicitation venues de collègues et d’éditeurs. Avec le recul du temps je me rends compte aujourd’hui que deux préoccupations historiographiques ont principalement motivé mes recherches durant la seconde partie de ma carrière (en gros depuis 1970), avec, bien sûr des allers et retours de l'une à l'autre: éclairer triangle peur-sécurité-bonheur et approfondir la dialectique : christianisation-déchristianisation. Je suis heureux d'avoir pu mener jusqu'à son terme la longue enquête qui m'a conduit, comme historien s'entend, de la peur à l'espérance paradisiaque - un chemin sur lequel je me suis aventuré en pionnier. En revanche, comme beaucoup de mes contemporains, je m'efforce, non sans mal, d'éclairer la difficile dialectique christianisation- déchristianisation qui laisse perplexes de nombreux observateurs d'aujourd'hui, qu'ils soient chrétiens ou non. Avec le recul du temps, il nous est aujourd'hui relativement facile et sans grand mérite de notre part, de pointer du doigt les erreurs et dysfonctionnements qui, dans le temps et l'espace, ont conduit les Églises chrétiennes à des dérapages. L'une des plus tragiques de ces fausses routes par ses conséquences a été, après la fin des persécutions, la collusion entre le pouvoir impérial romain et la hiérarchie ecclésiastique, symbolisée et fortifiée par le couronnement de Charlemagne par le pape. Mais il faut, sitôt énoncé ce constat, le faire suivre d'une importante remarque. C'est que, depuis toujours, il y avait eu auparavant, dans l'Empire romain et hors de celui-ci, collusion et amalgame entre pouvoirs religieux et politique. Il a donc fallu beaucoup de siècles et d'incessants conflits pour que le religieux et le politique acceptent enfin de prendre leurs distances l'un par rapport à l'autre - équilibre d'ailleurs instable et qu'il faut sans cesse réajuster. En tout cas, dès le début du IVe siècle, l'Église devint un pouvoir. Cette dangereuse dérive, qui à l'époque et ensuite pendant longtemps, ne choqua que peu de gens n'est pas encore arrivée à son terme aujourd'hui. Mais les catholiques doivent désormais accepter sans frayeur la possibilité que le symbolique État pontifical soit un jour effacé de la carte et que les nonces du pape disparaissent en tant que tels, des relations diplomatiques internationales. La révolution protestante assurément, là où elle triompha, supprima les liens d'obéissance entre Rome et les Églises locales. Mais celles-ci, dans la plupart des situations hors de l'espace romain, devinrent très dépendantes des pouvoirs politiques locaux. C'est la naissance des États-Unis d'Amérique qui en ce domaine apporta la grande nouveauté : la puissance publique, dans ce nouveau pays, ne subventionnerait plus aucun culte, mais les protégerait tous. Depuis lors gouvernements et fidèles des différentes religions, avec toutefois les fortes réticences islamiques que l'on connaît, tentent de s'habituer de plus en plus à cette situation historiquement nouvelle, qui sans cesse accentue les indépendances respectives de la religion et de l'État. C'est pourquoi le pompeux décorum, encore récent, de la curie romaine, déjà contesté par Jean XXIII et désormais contrasté par le style sobre et modeste du pape François, nous apparaît maintenant usé, déplacé, inconvenant; et nous ne comprenons plus comment l'Église romaine a mis tant de temps à s'en apercevoir. Il faut, pour illustrer mon propos, rappeler ici l'histoire pédagogique du trésor du Château Saint-Ange, que j'ai évoquée dans La Seconde Gloire de Rome. L'énergique Sixte Quint, pape de 1585 à 1590, voulant consolider la puissance pontificale, entassa dans les coffres du Château un gros trésor d'or et d'argent auquel on ne devrait toucher qu'en cas de grave danger pour l'Église catholique. Ce trésor était encore presque intact à la fin du XVIIIe siècle. Survinrent la Révolution française et les campagnes militaires de Bonaparte en Italie. En 1797, les troupes pontificales furent défaites à plates coutures et, par le traité de Tolentino Pie VI dut, entre autres, abandonner à la France révolutionnaire le trésor de Sixe quint, qui servit notamment… à payer les troupes du directoire!
Cette anecdote significative est riche d'enseignements. Ce que je résumerais de la façon suivante : l'Église romaine a derrière elle un grand et beau passé d'écrits religieux sublimes, d'innombrables initiatives charitables et de multiples œuvres d'art. Elle a réalisé une œuvre civilisatrice grandiose et mondiale. Elle a donné à l'humanité des légions de saints et de saintes, canonisés ou non, inlassablement dévoués au service du prochain. Mais sa grande faiblesse a été de s'être constituée en pouvoir ... Or, il lui faut désormais abandonner le pouvoir, pratiquer l'humilité pour à nouveau convaincre et se donner des structures plus souples que par le passé et, donc, susceptibles d'évoluer. Car il lui faut aujourd'hui accepter et maîtriser d'inévitables évolutions.
QUELQUES PISTES ET PROPOSITIONS Les catholiques ne sont peut-être pas très attachés à l'infaillibilité pontificale, qui passe un peu au-dessus de leur tête. En revanche, ils ont besoin qu'on les écoute et que leur Église ne s'entête plus dans des affirmations et des attitudes devenues insoutenables en notre temps. Il paraît aujourd'hui inconcevable et inadmissible à nos contemporains que Paul VI ait publié l'encyclique Humanae vitae après avoir autoritairement retiré le dossier de la contraception des délibérations du concile Vatican II. Car, à quoi bon, dans ces conditions, réunir un concile œcuménique ? Aussi bien beaucoup de canonistes pensent-ils aujourd'hui que cette encyclique, qui a vidé les églises, est sans validité parce qu'elle n'a pas été « reçue » par le peuple chrétien. En outre se pose sur un tel sujet une question de pertinence : n’est-il pas tout bonnement contraire au bon sens que des décisions concernant la vie sexuelle des fidèles soient prises par des pouvoirs ecclésiastiques composés uniquement de célibataires? Et, si cette interrogation est recevable, il s'ensuit que, non seulement le gouvernement de l'Église romaine doit être profondément repensé et reconstruit, mais encore qu'il doit être désormais plus attentif que par le passé aux souhaits et aux aspirations des fidèles. Est-ce que ceux-ci, dans le monde d'aujourd’hui ne devraient pas pouvoir choisir leurs représentants qui constitueraient une sorte de parlement mondial de la catholicité? Dans les siècles antérieurs la chose était concrètement irréalisable. Mais il en va différemment aujourd'hui, et le bon sens voudrait qu'on s'adapte à cette situation radicalement nouvelle. Le monde est désormais devenu un village où chacun peut instantanément communiquer avec n'importe qui à l'autre bout de la planète. Lancé en plein anticipation futuriste, qu'on me permette de poursuivre un instant sur ce chemin. Car, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de mon propos? Et ne pas souhaiter que les futurs responsables de l'Église catholique au plus haut niveau soient un jour élus par un parlement mondial des fidèles pour une durée de mandat précisée à l'avance? En quoi le message du Christ serait-il trahi par une telle pratique? Il est, en tout cas, devenu désormais urgent, me semble-t-il, de songer à une série de réformes qu'impose la civilisation dans laquelle nous sommes plongés : ne plus imposer le célibat aux prêtres (ce qui n'entraverait en rien l'existence de fidèles choisissant librement le célibat pour se consacrer entièrement à l'Église et à la prière) et valoriser la place de la femme dans l'Église, ce qui reviendrait, pour ce second vœu, à plusieurs pratiques des premières communautés chrétiennes. On oublie trop souvent que le christianisme, historiquement, a largement contribué à la libération de la femme. J’ai beaucoup circulé pendant une douzaine d'années entre la France et le Japon et je me suis plusieurs fois étonné de voir dans les avions un nombre relativement important de (jeunes) femmes asiatiques portant des croix, alors que le Japon ne compte que 1 % de chrétiens. Étaient-elles coréennes? Sans doute que non. Car les vols sont en général sans escale entre le Japon et Paris. Une autre explication m'a été donnée par des familiers du Japon: dans ce pays, apparemment très moderne, la femme est encore aujourd'hui beaucoup plus soumise à l’homme dans le vécu quotidien que dans les pays occidentaux. Aussi les jeunes japonaises portent-elles parfois une croix pour marquer une volonté d'autonomie. Cette remarque vaut aussi pour un certain nombre de mariages japonais qui ont une apparence chrétienne, sans vraiment exprimer une adhésion fondamentale au christianisme. Je souhaite donc, avec une forte conviction, mais sans vouloir choquer qui que ce soit, la réhabilitation pleine et complète de la femme dans le catholicisme. Or, à cet égard, nous sommes encore loin du compte. C'est pourquoi les dignitaires de l'Église romaine, qui actuellement sont encore exclusivement des hommes, doivent enfin réaliser que jamais n'avait existé dans le passé une civilisation comparable à la nôtre. Nous sommes à cet égard dans l'innovation absolue, à laquelle nous devons faire face, en nous débarrassant des réflexes, défiances et interdits hérités d'un passé révolu. Or on ne trouvera dans les évangiles ni raisons théologiques, ni malédictions éternelles sanctionnant le « sexe faible », Compte tenu de l'évolution récente et inédite de notre civilisation, le catholicisme doit donc impérativement donner enfin à la femme toute sa place, à égalité avec celle de l'homme, dans le gouvernement d'une religion qui se veut universelle et commune aux deux sexes. Le succès d'une nouvelle évangélisation passe, à mon avis, par la complète réhabilitation de la femme dans les églises chrétiennes. Je tiens donc, en mon âme et conscience et avant le silence que m’imposera bientôt la mort, à lancer un cri d'alarme : selon moi le salut et l'avenir du christianisme, et notamment du catholicisme, passent par la complète réhabilitation de la femme. Et je n'hésite pas à poser la question, nullement sacrilège à mes yeux : pourquoi une femme ne pourrait-elle pas être un jour élue sur le siège de Pierre? Oui, pour quoi? Surtout si l'on sait par exemple - un cas entre cent autres - qu'une enquête du journal Le Soir de mars 2013 " a révélé que, dans le diocèse de Tournai en Belgique. 90 % des laïcs engagés dans l'Église étaient des femmes. Sur un tout autre plan, est-ce que l'Allemagne se trouve mal d'avoir Angela Merkel comme chancelière depuis déjà de nombreuses années ? Elle est à peu près unanimement considérée comme un modèle de chef de gouvernement. Se pose aussi aujourd'hui, sur d'autres questions de foi, un obstacle sérieux Sur le chemin du christianisme. Il s'agit de l'importance qu'il faut, ou non, encore accorder dans la catéchèse d'aujourd'hui à plusieurs textes de saint Paul. Mon propos n'est pas de mettre saint Paul en pénitence ou en accusation, mais de resituer dans leur contexte historique certains de ses écrits et plusieurs de ses prises de position. Je crois que dans le passé le catholicisme et, plus encore, le protestantisme ont survalorisé certains messages de saint Paul - personnage, certes, exceptionnel- par rapport à ceux qu'on peut tirer des évangiles ou des Épîtres qui ne sont pas de lui. Cela est vrai notamment de ce qu'il a écrit à propos de la femme. Les affirmations de Paul ont pesé lourd et pèsent encore lourd dans l'histoire chrétienne. Paul est, en outre, le principal responsable de la lecture dramatique qui a longtemps été faite du péché originel - lecture qui prenait le texte de la Genèse comme un document historique. Paul croyait évidemment, comme ses contemporains, qu'Adam et Ève avaient été créés adultes, beaux et parfaits, dans un merveilleux paradis terrestre. Mais, depuis le XVIIIe siècle et la découverte progressive de la longue préhistoire de l'homme, il a fallu abandonner ce rêve. Car il est clair désormais que l'humanité s'est lentement et progressivement dégagée de l'animalité. Et on ne peut plus aujourd'hui fonder une culpabilisation héréditaire de l'homme et de la femme sur le récit de la Genèse. En outre, il faut rendre sensible à beaucoup de chrétiens que l'Ancien Testament n'a finalement accordé que peu d'importance à l'histoire d'Adam et d'Ève. Un théologien juif contemporain, Maurice Ruben Hayoun, a même affirmé, dans un article de l'ouvrage collectif que j'avais dirigé, Le Fait religieux (Fayard, 1993) : « Il n'y a pas place dans le judaïsme pour un péché originel en dépit du fameux psaume 51,7 : "Voilà que j'ai été enfanté dans la faute, et dans le péché ma mère m'a conçu".» Je rappelle que Jésus n'a jamais parlé du péché originel, et qu'il avait recommandé à ses disciples, pour entrer un jour dans le royaume des cieux, de rester « pareils à des petits enfants » qui jouaient alors dans une rue voisine ... et qui n'avaient reçu aucun baptême. Me revient en mémoire une anecdote, qui n'est pas ancienne. Après une conférence que j'avais donnée en Bretagne et dans laquelle j'avais abordé le sujet dont je traite ici, un prêtre de la région m'avait dit connaître plusieurs mamans qui n’osaient pas embrasser leur nouveau-né tant qu’il n’était pas baptisé… Plus généralement se pose aujourd’hui le problème de la compréhension de textes religieux anciens dont il faudrait des traductions dans les langues et la civilisation d'aujourd'hui. Je pense par exemple à ce verset du Credo : « a été enseveli, est descendu aux enfers, est ressuscité d'entre les morts et est monté aux cieux ». Compte tenu du sens qu'a pris le mot « enfers » au cours de l'histoire il s'imposerait de le remplacer dans le texte ci-dessus tout simplement par « a été inhumé; de même l'expression « monté aux cieux n'a plus de signification, religieusement parlant, dans la cosmographie d'aujourd'hui. De même encore, à la formule « résurrection de la chair » de notre Credo du dimanche, il serait préférable de substituer l'autre traduction « résurrection des morts », Contrairement à certains prophètes de malheur, présents dans notre société comme il y en a à toute époque, je ne crois pas à la fin prochaine du monde. Je me place au contraire dans l'hypothèse que l'humanité aurait encore un long chemin ouvert devant elle. Et si tel devait être effectivement son destin, j'estime que toutes les composantes du christianisme devraient se tenir désormais en position d'accueillir des innovations peut-être d'abord dérangeantes, mais, ensuite, porteuses d'un avenir religieux durable et fécond.
L’avenir de Dieu par Jean Delumeau CNRS Éditions
Date de création : 25/06/2016 : 11:23 | Menu
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